CHAPITRE PREMIER
L’esprit humain peut se représenter sous la forme d’une sphère. Sa surface limite l’étendue de nos connaissances et de nos croyances ; elle se dilate lorsque notre savoir augmente, rétrécit avec l’oubli et la sclérose intellectuelle.
Il existe donc des milliards de ces sphères qui se mêlent et s’interpénètrent en partie. Elles déterminent un vaste volume commun, ce qui est su et admis par tous, notre univers familier. Et puis il y a des franges moins denses, des zones partagées par quelques sphères seulement, celles du savoir ésotérique de rares initiés.
Mais les hommes meurent, les sphères disparaissent, remplacées par d’autres qui grandissent au cœur de l’espace commun, s’y maintiennent sagement ou enflent démesurément et repoussent leurs limites vers tel ou tel lieu marginal des connaissances supérieures. Parfois une sphère déborde toutes les autres, une partie de son volume englobe une région inexplorée ; elle éclate dans l’anéantissement de la folie ou aspire les autres à sa suite, modifiant ainsi l’emplacement de l’espace commun. Le volume des sphères change, les nouvelles se décalent par rapport aux anciennes, chacune glisse, flotte, bouge.
Mais quelle que soit la taille qu’elles atteignent, quels que soient les lieux vers lesquels elles se meuvent, l’univers ne sera jamais rien d’autre qu’un paquet de bulles qui dansent dans le néant.
Le grand réveil, Bandigo Ikoda.
Le vieil ermite parla longtemps, très longtemps. Chacune des phrases qu’il prononçait semblait le soulager d’une partie de l’immense fardeau accumulé sur ses épaules. Stanley et Lyrnio s’étaient assis en face de lui. Ils écoutaient, fascinés, l’histoire de cet être qui avait vu grandir les premiers empires galactiques.
— Je suis né, ou plutôt ce fragment de mon esprit qui n’est pas humain est né il y a approximativement cent mille ans, sur une planète dont j’ai oublié jusqu’à l’aspect… Je ne me rappelle même pas à quoi ressemblait mon corps originel. En fait, j’ai du mal à imaginer l’existence d’une enveloppe physique qui eût été véritablement mienne. Pourtant, il a bien dû en être ainsi au début… Mais dans ma mémoire qui vient enfin de se réveiller, un souvenir est encore très net : cette harmonie, cet accord qui existait entre le monde et moi, entre le monde et mon peuple, devrais-je dire… C’était un peu comme si nous avions vécu environnés d’un flux nourricier à la douce température, dans lequel chaque mouvement était simple, aisé. Il n’y avait pas de conflit, pas de lutte pour survivre. Nous étions des fœtus à la dérive dans un placenta géant ; la planète était notre mère…
« Notre existence étant totalement opposée à celle menée de tout temps par les humains, il était normal que nous développions une forme de pensée différente. Lorsque les premières lueurs d’une conscience se sont éveillées en vous, c’est un monde hostile dont vous avez perçu la présence, et vos facultés mentales se sont affûtées en luttant contre ce monde, pour lui résister d’abord, pour le dominer ensuite. Votre intelligence est celle de la survie et de la conquête…
« L’évolution qui nous a conduits à une forme de pensée supérieure s’est faite au sein d’un milieu hautement favorable. De la même façon que votre esprit a acquis le contrôle de ce qui lui était extérieur, nous avons appris à connaître et à maîtriser le cœur même de notre conscience. Notre intelligence était celle de la compréhension et de l’harmonie…
« Lorsque je dis nous et vous, il s’agit d’une façon de simplifier les choses. Je suis depuis longtemps un être hybride, et chaque moitié de moi-même analyse l’autre. J’ai schématisé le fonctionnement de l’esprit humain, mais je sais maintenant qu’il est d’une extraordinaire complexité, qu’il présente une gamme infinie de possibilités d’évolution. L’humanité dans son ensemble a suivi une voie, mon espèce originelle en a suivi une autre. Pourtant, l’homme possède le potentiel pour suivre les deux…
« Mon peuple a d’abord développé la capacité de contrôle absolu du corps. Notre volonté commandait à la moindre de nos cellules, chacune de nos fonctions était parfaitement maîtrisée. Puis nous avons découvert une possibilité de perception directe affranchie des organes sensoriels, un immatériel cordon ombilical qui nous reliait à la planète, notre mère, et nous faisait partager tous les événements de sa vie. Ensuite, très naturellement, nos esprits se sont connectés entre eux ; nous pensions à l’unisson, nous formions une entité unique vibrant au diapason de notre monde…
« Je vous ai dit que notre existence était aisée, physiquement facile. Nos corps ne connaissaient ni la faim, ni le froid, ni les maladies. Pourtant, il y avait une menace. Je ne l’ai pas subie personnellement, puisque je suis né à une époque où notre civilisation avait depuis longtemps atteint son apogée et résolu ce problème. Mais il y avait ces souvenirs atroces dans notre mémoire collective… Cette chose à la fois primitive et parfaite… Une impeccable machine à tuer… C’est pour se préserver d’elle que ceux de mon espèce ont acquis un pouvoir de suggestion mentale. Nous étions devenus invulnérables…
« A ce stade de notre évolution, qui avait duré des millénaires, le corps était devenu pour nous un élément accessoire, un simple support à notre esprit. Mon espèce est alors parvenue à réaliser la séparation des deux… Imaginez cela, une fabuleuse entité pensante née de la fusion de millions d’âmes, en relation étroite avec toute la planète, pouvant contrôler totalement et protéger de n’importe quelle agression la multitude de corps dont elle était issue… Nous n’avions rien bâti, rien modifié, rien créé de matériel, mais notre civilisation était extraordinairement avancée ! Pourtant, lorsque je suis né, ajoutant mon esprit à l’esprit commun, nous n’avions pas franchi le dernier cap, celui qui nous séparait de la perfection…
« Cette ultime étape s’est imposée alors que j’étais devenu un adulte parfaitement intégré à l’âme collective de l’espèce. Je fus un de ceux choisis pour tester ce qui devait nous conduire à un état inconcevable pour l’esprit humain, nous apportant à la fois béatitude, omniscience et immortalité. Nous étions sept, et tous les sept avons accepté de tenter la plus fabuleuse des expériences : la séparation totale de l’esprit et du corps… Pour rompre le lien qui nous rattachait au monde matériel, pour projeter nos âmes hors de l’espace-temps familier, la puissance mentale de notre peuple tout entier a été nécessaire.
« Et nous avons réussi !
« Il est impossible de décrire ce que j’ai alors éprouvé, cette sensation de fusion avec l’univers… Joie, sérénité, connaissance absolue… Mais douleur intense également, car nous avons vu les innombrables chemins de l’avenir, et tous étaient marqués de la même atroce révélation : notre planète, et notre espèce avec elle, seraient bientôt détruites dans l’explosion du soleil qui, pendant des millions d’années, nous avait dispensé la chaleur et la vie. Nous savions que la libération de nos sept esprits était le maximum réalisable par les capacités de notre peuple. Une longue évolution aurait été nécessaire pour que l’âme collective de tous nos frères s’arrachât enfin à la prison de la matière.
« La seule issue possible nous est clairement apparue. Il fallait recommencer au début, sur un autre monde, avec d’autres corps. Nous étions les dépositaires d’une science inestimable, une science qui aurait pu aboutir à la perfection, cela ne devait pas être perdu… Rester à jamais suspendu hors de la matière et du temps, imprégnés de l’essence même du cosmos, c’est une idée qui ne nous a pas effleurés. Nous… nous avions une vision absolument nette de la vérité… Certaines évidences s’imposaient à nous, et parmi toutes les voies qui plongeaient vers le futur, nous pouvions voir celle que nous devions suivre. Ce que nous avions accompli était trop parcellaire ; c’était imparfait ! Nous ressentions un besoin immense de partager, de réussir avec une autre espèce ce qui était voué à l’échec avec la nôtre : dans l’univers tout entier, il n’existait qu’une seule forme de vie dotée d’un esprit apte à suivre la même évolution que nous : les humains…
« Je me souviens que d’autres êtres nous ressemblaient davantage par leur physique et leur mode de vie. Je ne puis vous dire lesquels, j’ai oublié qui ils étaient comme j’ai oublié tous les côtés matériels de l’existence sur ma planète d’origine. Ma mémoire n’a conservé que des sensations, des impressions, des idées abstraites ; aucune image… Je me rappelle seulement cette contradiction : des êtres proches mais en même temps très éloignés, comme s’ils n’avaient pas achevé leur cycle évolutif ; et d’autres, les humains, différents mais plus près de nous par certains schémas de pensée… »
Issirion Malik s’interrompit un instant. Le soir venait, et la forêt était peu à peu plongée dans la pénombre. Le vieil ermite s’approcha du foyer où rougeoyaient encore quelques braises ; les châtaignes étaient carbonisées. Il les jeta, plaça quelques branches sèches sur la cendre et souffla pour faire prendre le feu. Le bois crépita. Le Tindari eut un sourire satisfait et revint s’asseoir. Stanley et Lyrnio ne l’avaient pas quitté des yeux…
— Les hommes vivaient sur deux planètes séparées par des années-lumière, deux mondes totalement différents dont chacun avait oublié l’existence de l’autre. Nous avons choisi le peuple le plus jeune, parce que sa civilisation encore neuve offrait un terrain propice à la tâche que nous nous étions fixée. Nous lui avons donné un nom, un mot de notre ancienne langue. Mon espèce n’utilisait plus aucun langage depuis bien longtemps, c’était devenu inutile. Mais notre mémoire collective a toujours conservé le souvenir de ce moyen de communication. Le son humain qui se rapproche le plus de ce nom est Kreel…
Stanley sursauta légèrement. La voix de l’ermite était devenue très aiguë, il avait émis une sorte de grincement métallique. Hazan Rayek et Iriak avaient eux aussi produit des bruits semblables.
— Nous les avons appelés les Kreels, ce qui signifie les enfants. Car ces gens sont en quelque sorte devenus nos enfants…
« Nous avons pris possession de sept corps, sept corps humains dans la force de l’âge. Nos esprits étaient puissants alors, forts de l’énergie mentale émise par notre peuple. Les âmes de nos hôtes furent éclipsées ; mais elles ne furent pas détruites…
« Au cours de cette incarnation, le lien psychique qui nous rattachait à l’esprit collectif de notre espèce se transmua en anneaux de lumière, auxquels chacun de nous donna la forme qu’il désirait. C’est ainsi que se matérialisèrent les cercles sacrés… Nous étions complètement séparés de nos corps d’origine, mais nous n’étions pas totalement indépendants de notre peuple et de notre planète natale. La puissance mentale de tous nos frères réunis avait permis notre libération, puis notre réincarnation ; nous en étions toujours tributaires. Les cercles de lumière argentée que portaient nos nouveaux corps étaient les antennes qui captaient l’énergie psychique, les maillons de la chaîne qui nous reliait, tous les sept, à l’esprit de notre race…
« Alors commença notre tâche. Il nous fallait apprendre à ces hommes noirs tout ce qui nous avait permis d’arriver au seuil du miracle. Chacun de notre côté, nous avons prêché, de ville en ville, de pays en pays, et tous nous écoutaient, émerveillés par la puissance de nos pouvoirs mentaux. Les cercles de lumière nous faisaient un nimbe éclatant, et les hommes nous prenaient pour des dieux… Ils nous suivirent en foules, et lorsque nous nous rejoignîmes, tous les sept, ils étaient des millions venus nous écouter. Ils nous appelèrent Naa-Gundis, les suprêmes pèlerins…
« Nous leur avons enseigné à suivre la même voie que notre espèce, et nous avons fait de chacun des anneaux d’énergie le symbole d’une de ses étapes. L’esprit humain était naturellement moins porté que le nôtre à la méditation, à l’introspection. Pour amener progressivement nos élèves dans la bonne direction, nous avons donné au premier stade, celui du contrôle parfait des muscles et de l’équilibre, l’aspect d’un art martial. C’était une bonne idée ; il semble que la principale préoccupation des hommes soit en effet de se battre… Puis nous leur avons appris la maîtrise des fonctions végétatives, l’utilisation de perceptions extra-sensorielles, la télépathie, la suggestion mentale, la séparation partielle du corps et de l’esprit. Nous avions d’excellents disciples. Nous sommes restés près d’un siècle sur ce plateau, au pied d’une grande chaîne de montagnes.
« Nos corps vieillissaient beaucoup moins vite que ceux de nos élèves, mais une cinquantaine d’années suffisaient à certains d’entre eux pour parvenir à ce que nous avions appelé le huitième cercle. J’ai découvert alors toute la richesse de l’esprit humain. Les Kreels ont appelé notre enseignement Onda Sambuguzu, la première voie, et ils ont trouvé d’autres manières de cheminer vers l’harmonie. La maîtrise des arts traditionnels, la musique notamment, leur permettait de progresser très vite. Ce qui pour nous était l’unique route est devenu pour eux une route parmi d’autres. Ils étaient curieux, inventifs, essayant toujours d’apporter de nouvelles réponses aux questions pour lesquelles je m’étais contenté d’une seule. Et surtout, ils avaient la foi… Pour eux, nous étions des envoyés de Dieu, et cette certitude leur conférait une énergie immense.
« J’ai cru que les Kreels réussiraient là où nous avions échoué. Aucun de nos élèves n’avait accompli la séparation totale de l’esprit et du corps, aucun n’était parvenu au neuvième cercle, mais je pensais qu’un jour ce serait possible ; non, je le savais, j’en avais la certitude ! Je l’avais vu, lorsque j’étais libéré de toute enveloppe charnelle, je l’avais vu sur un des chemins du futur… Nos visions, nous en avons fait des prophéties ; de ces prophéties, les Kreels ont fait des légendes et des chants. Il était important que se crée une mythologie suffisamment tenace pour orienter le cours des choses dans la bonne direction, car les Naa-Gundis ne seraient pas toujours là pour guider leurs enfants ; cela aussi, nous le savions… »
Issirion Malik leva les yeux vers le ciel obscurci où s’allumaient les étoiles, et Stanley vit un éclat rouge enflammer le regard du vieillard.
— Les dernières années que nous avons passées ensemble au milieu de nos fidèles ont été très difficiles. Tout nous paraissait moins clair qu’auparavant, comme si l’esprit humain qui cohabitait avec nous instillait peu à peu dans nos pensées le doute et la peur… Des questions nous assaillaient : nos visions de l’avenir étaient-elles justes ? L’évolution que nous avions choisi de favoriser était-elle la bonne ? Cette évolution ne portait-elle pas en elle le germe de notre propre destruction ? Il existait une sorte de hiérarchie entre nous, car nous avions été libérés de nos corps d’origine successivement et non pas en même temps. Certains avaient connu plus tôt que d’autres l’expérience du détachement total de la matière. J’étais le cinquième… Je me souviens que le premier d’entre nous souffrait beaucoup, plus que tous les autres. Puis le jour de la catastrophe est arrivé…
Le vieil ermite se leva brusquement, pour aller jeter une brassée de bois mort sur le feu qui brûlait à l’entrée de la caverne. Les flammes bondirent, voraces, faisant craquer les branches sous leur morsure.
— L’explosion eut lieu, l’explosion que nous avions prévue ; la fin de notre monde. Notre espèce fut anéantie en quelques instants… Alors l’éclat des cercles de lumière se ternit. Alors la puissance de notre esprit faiblit, laissant resurgir les pensées des hommes dont nous avions investi les corps. Et la fusion se produisit ! Nos âmes, mêlées à des âmes humaines pour donner sept choses hybrides, sept monstres ! Comme celui que vous avez sous les yeux… Nos souvenirs, notre passé, tout fut refoulé dans les régions obscures de l’inconscient. Il ne restait plus qu’un roi avide de pouvoir, un guerrier cruel, un ermite misanthrope, un général en quête de batailles et de gloire, un pauvre demeuré, un tueur froid, un être craintif et inquiet… Mais chacun possédait désormais d’immenses pouvoirs mentaux, y compris la possibilité de séparer son esprit de son corps.
« Oh, cela n’avait rien à voir avec l’expérience fabuleuse que nous avions connue une fois. Il n’y avait plus l’énergie transmise par tout un peuple pour nous soutenir, seulement celle issue des six autres qui nous parvenait grâce aux cercles de lumière, ces maudits anneaux qui nous ont enchaînés ensemble comme des fers d’esclaves pendant cent millénaires ! Lorsqu’un corps devenait trop vieux, au bout de deux ou trois siècles, nous pouvions en changer, en investir un plus jeune, à condition qu’il soit tout proche. Et il n’était plus question d’ignorer l’esprit de l’hôte, nous n’avions plus assez de force pour cela. Il fallait… transiger en quelque sorte ; faire un compromis ; s’allier, se mêler, au lieu d’occuper… Nous étions condamnés à posséder les corps d’êtres qui nous ressemblaient moralement, dont l’esprit était compatible avec le nôtre. Et chaque fois, il y avait fusion… »
Issirion Malik revint s’asseoir en face des deux jeunes hommes, et un large sourire fendit son visage ridé.
— Je suis personnellement le résultat du mélange d’un être à la civilisation disparue et de quelques centaines de types bougons, acariâtres et solitaires… Mais je crois que je n’ai pas eu la plus mauvaise part…
« Naturellement, lorsque la catastrophe a eu lieu et que nous avons été… changés, nous nous sommes séparés. Il n’avait plus de Naa-Gundis. Cependant, nos disciples ont poursuivi ce que nous avions commencé. La civilisation kreel est née, différente de tout ce qui a jamais existé dans l’univers. Ce fut long, très long… Les guerres, la misère et la haine n’ont pas disparu comme par enchantement. Mais quatre-vingt mille ans après, lorsque les hommes de la terre des origines ont découvert le transfert tachyonique et se sont répandus dans l’univers, les Kreels avaient trouvé l’équilibre…
« Le contact s’est produit entre le peuple noir et les colons partis à la conquête du cosmos. Nous en avions eu la prescience, nous l’avions annoncé, et les légendes Kreels portaient la trace de notre prophétie. Cette rencontre entre deux civilisations totalement différentes a réveillé dans la mémoire de nos enfants le souvenir des Naa-Gundis. Cette détermination à atteindre la perfection que nous leur avions promise en a été renforcée, et ils ont progressé encore sur le chemin de l’harmonie. Leur premier souci a été de rompre les ponts avec les autres hommes, qui ne pouvaient évidemment rien comprendre à leurs aspirations. Grâce aux pouvoirs mentaux des vieux maîtres, les Kreels ont réussi à s’isoler presque complètement du reste de l’univers, préparant à l’abri d’un cocon protecteur la naissance de cette nouvelle humanité dont nous avions rêvé.
« Mais pour nous autres, les sept anges déchus venus d’un monde anéanti, la vie au milieu de nos enfants noirs n’avait plus aucun intérêt. Il m’était de plus en plus difficile de trouver des hôtes dotés d’un esprit compatible avec le mien ; la civilisation kreel était devenue trop réussie pour produire beaucoup de misanthropes… Je suppose que les autres devaient connaître les mêmes problèmes. Satisfaire l’appétit de guerre, de meurtre et de domination, nourrir la folie et la peur, c’était désormais presque impossible. Je suppose qu’ils ont adopté la même solution que moi, qu’ils ont profité des rares visites de colons étrangers pour investir un nouveau corps et s’enfuir vers le domaine infini qui s’offrait à l’humanité, à sa violence, sa haine et sa démence…
« Ensuite, mon histoire est celle d’un spectateur des errements de cette étrange espèce que nous avions un jour espéré amener à devenir… Dieu… Il doit exister une malédiction qui frappe une telle entreprise. Un monde a été pulvérisé pour s’être trop approché de la lumière ultime ; les Kreels stagnent depuis des millénaires sans pouvoir franchir le dernier obstacle ; et le reste de l’humanité n’est même pas au début du chemin… C’est peut-être un désir impie, une aspiration impossible à satisfaire… Peut-être que tout réside dans la quête de la perfection, et que la perfection elle-même est un mirage, une absurdité ! Pourtant, je ne peux oublier cette voie lumineuse qui resplendissait parmi les millions de routes filant vers le futur, cette voie au bout de laquelle un homme seul réussissait ce que nous n’avions pu réaliser qu’avec l’aide de toute une espèce, de tout un monde…
« J’ai perdu la mémoire au cours de ces siècles sans fin, divaguant de corps en corps dans l’euphorie de la grande expansion, dans les ténèbres des âges barbares de la régression technologique, dans la splendeur des premiers empires et de la période des trois soleils, dans l’épouvante des guerres cosmiques, dans la décadence des mondes centraux. J’ai tout oublié ; mon origine, ma fuite hors de la matière et du temps, mes espoirs, ma déchéance… Il ne m’est resté que l’éclat sanglant du regard qui a dû être le mien, autrefois, lorsque mon corps n’était pas humain ; les sons métalliques de l’ancien langage de mon premier peuple, qui parfois se mêlent à mes paroles ; et le souvenir des yeux de cet homme que j’ai vu accomplir à nouveau le miracle, atteindre le neuvième cercle… »
Issirion Malik s’approcha de Stanley, posa ses grandes mains noueuses sur les épaules du guerrier et observa longuement son visage émacié.
— Toi, tu as les mêmes yeux ; les yeux du squale… En te voyant, je me suis tout rappelé.
Le vieil ermite écarta les pans du manteau gris qui enveloppait le Sven. Sur sa cuirasse noire luisaient les quatre premiers cercles de lumière.
— Je sais ce que tu es venu chercher, et je serai heureux de te le donner, Oniga Charaki !…
Issirion Malik glissa ses doigts sous son opulente chevelure blanche, contre son cou. Puis il tendit les mains vers Stanley ; entre ses paumes palpitait le feu argenté et vivant du cinquième cercle des Naa-Gundis.
— Il n’a plus la splendeur d’autrefois, quand l’énergie mentale de tout mon peuple se concentrait en lui… Mais peut-être pourra-t-il t’aider. Il faut maintenant que tu trouves les autres. Nous sommes restés reliés entre nous comme les maillons d’une chaîne. Je ne connais que celui qui me précédait, Iriak, le soldat sanguinaire, et celui qui me suit. Tu devras aller jusqu’au cœur des terres noires pour le trouver ; chez les Harriks… Il s’appelle Tas-Aongor, le seigneur de la guerre… (Le vieillard avança les mains, et le trait de lumière vint se plaquer sur le cristacier sombre, entourant les quatre premiers cercles entremêlés d’un halo d’argent étincelant.) Je ne peux t’aider davantage. Les trois derniers… fantômes des Naa-Gundis sont inaccessibles à mes visions. Mais sache que tu dois rechercher un fou, un tueur et un être craintif qui essaye de se dissimuler.
Stanley était resté immobile pendant tout le discours du vieil homme ; il n’avait rien dit. Il avait simplement ouvert son esprit aux paroles de l’ermite, laissant le puzzle se mettre en place jusqu’à comprendre tout, jusqu’à voir la vérité. A présent, une fois encore, une lumière divine inondait son âme ; le temps s’était arrêté…
Ce fut Lyrnio qui posa la première question. Le désir de vengeance qui lui rongeait le cœur était mort avec l’objet de sa haine. En perdant la faim de tuer, il aurait pu perdre aussi la faim de vivre. Mais l’histoire extraordinaire qu’avait racontée Issirion Malik éveillait en lui un nouvel appétit, celui de la connaissance ; il était redevenu humain.
— Vieil ami, que va-t-il se passer maintenant que tu n’as plus le collier de lumière ? Je veux dire… pour toi ?
— J’ai perdu la faculté de posséder un autre corps. J’ai abandonné l’immortalité… Ça n’a pas été facile de prendre cette décision, Lyrnio. Mais j’ai retrouvé la mémoire, j’ai revécu cet instant unique où mon esprit s’est libéré de la matière, et je crois que j’aurais été incapable de supporter une éternelle prison de chair, de rester captif comme je l’ai été pendant cent mille ans. Bientôt, je rejoindrai l’âme de mon peuple, là où le temps n’a plus d’importance, au-delà du néant et de la mort ; c’est sans doute la seule façon de réaliser notre rêve de liberté et de perfection, notre rêve de neuvième cercle…
Stanley se leva lentement. La nuit avait transformé la forêt en une armée d’ombres inertes dressant leurs bras géants comme pour saisir les étoiles. Le Sven regarda Lyrnio.
— Que vas-tu faire ?…
— Je reste avec mon ami. J’ai encore beaucoup de choses à apprendre auprès de lui.
Le guerrier commença à s’éloigner. Mais au bout de quelques pas, il se retourna. Le feu mourant de la grotte peignait autour des deux silhouettes noires un trait d’encre écarlate.
— J’aimerais savoir comment tu t’appelles, vieil homme ; pour me souvenir de ton nom…
— Après avoir investi bien des corps, j’ai fusionné avec l’esprit d’un Kreel solitaire et très sage. C’est son nom que j’ai décidé de garder tout au long de mes errances ; modifié selon la langue de mon hôte, bien sûr. Mais la signification en est toujours restée la même : fleuve tranquille… Issirion Malik en tindari, Bandigo Ikoda en kreel, Marok Ravon en orusien, Ozan Rimith en fabérien…
— Alors adieu, fleuve tranquille… Et merci !
Stanley disparut dans la nuit.